Visite d’atelier

L’atelier de Patrick Saytour

[Publié in Patrick Saytour, Saint-Étienne/Luxembourg, Ceysson éd., 2013.
Trad. anglaise: «A Studio Visit», in Patrick Saytour, édition anglaise, Saint-Étienne/Luxembourg, Ceysson éd., 2013.]

1.

Pour aller au premier atelier, il faut quitter la maison qu’occupe Patrick Saytour à Aubais, prendre des ruelles en pente et bifurquer plus d’une fois ; à l’arrivée – impossible de se souvenir du chemin parcouru –, une petite maison de village et des pièces sur deux niveaux emplies de ce qui, au premier abord, peut paraître un impressionnant capharnaüm, mais se révèle à l’examen un mélange maîtrisé de plans et de zones de travail, de réalisations en chantier, d’œuvres finies empilées, stockées (emballées ou non), d’œuvres accrochées (pas toutes terminées), de piles de matériaux aussi – j’y reviendrai. Pas de poussière, et l’on peut en déduire avec certitude que la disposition que l’on vient de découvrir ne doit rien à un quelconque laisser-aller. Dans les années 1990, un second atelier était en plaine, dans la campagne. Les restes des sculptures réalisées dans l’atelier Calder à Saché (1989-1990) y étaient conservées et le lieu avait servi aussi, l’été, pour la fabrication de pièces de grandes dimensions, comme la série de grandes plaques de polyester ondulé (Renommées, 1996) ou les constructions faites de briques de verre (10/50000, 1996). Il a été abandonné. Un autre lieu de travail est en service depuis quelques années ; aménagé sur une dépendance jouxtant la maison d’habitation, il communique avec son patio. N’étaient les murs de Placoplâtre non peints, l’ambiance y est semblable : plusieurs salles, œuvres, piles, matériaux, murs saturés, etc.

J’ai visité plusieurs fois ces ateliers ; je me suis aperçu a posteriori que beaucoup des photographies que j’y avais faites n’étaient que des vues partielles, des micro-situations prises sur le vif. Je n’ai pas été le seul à agir ainsi. D’autres visiteurs ont été frappés par ce vaste chantier en devenir et ont éprouvé le besoin d’en conserver le souvenir. Ce genre de photographies a fini par occuper une place non négligeable dans les catalogues personnels de l’artiste ou même dans ceux de certaines expositions collectives. Et non seulement leurs auteurs ont pris des scènes d’accrochages provisoires, mais ils ont aussi fixé des moments plus incertains : des textures, des matières, des accumulations, des tas.

L’ambiance de ces ateliers est éminemment joyeuse. L’œil, d’abord perdu dans la multiplicité des sollicitations, s’adonne ensuite à un zapping nécessairement papillotant. Pas une salle où, croyant avoir tout investigué, je n’ai découvert encore une pièce ou un détail qui m’avait échappés, alors même que mon balayage oculaire était passé dix fois dessus. Il faut ainsi pas mal de temps pour comprendre ce qui se passe, discriminer, classer, donner un début de sens à tant d’information accumulée ; et non sans l’aide des réponses de l’artiste aux multiples questions qu’on lui pose !

Les couleurs se télescopent, fortes, tonitruantes. Des jaunes, des rouges, des bleus, mais aussi des verts, des orange, des marron, des violets, toute une discordance volontiers criarde. C’est bigarré comme en un magasin de pacotilles – une vraie surchauffe visuelle, qui tient autant à la diversité colorée qu’au choc des motifs, à ce vaste éventaire renouvelé en forme de catalogue de papiers peints étalé sous nos yeux. Et quand couleurs mises et motifs choisis laissent un peu de répit, en s’effaçant au profit de surfaces naturelles, le tintamarre se poursuit dans les matériaux utilisés, avec des juxtapositions incongrues, des coq-à-l’âne et pas mal de parapluies sur des machines à coudre.

2.

Examinons ces photographies de plus près. Le premier lot concerne l’atelier extérieur, dans le village. Je ne visite pas le rez-de-chaussée ; il fait trop froid ! Au premier étage, dans une pièce aux murs blanchis, mais fatigués : un grand ensemble de Sol/Mur (2010), de grands panneaux verticaux de 2 mètres de haut, recouverts de collages de Balatum rehaussés de peinture, en pile, au sol, ou debout, en appui, prêts à être manipulés pour l’examen. Des panneaux plus récents sont munis de quatre gros trous aux angles pour l’accrochage : mêmes matériaux, mais surfaces coupées, taillées ou tranchées, et bords arrondis comme des cartes à jouer.

À droite de ce mur de présentation, deux caisses à claire-voie et au sol des rouleaux d’œuvres que nous n’aurons pas le temps de déballer. Contre le mur en retour : de petits panneaux peints de couleur vive, en attente d’une utilisation hypothétique, une kyrielle de cadres, dorés ou peints, des moyens formats, entassés, et une palette de manutention. Devant, au sol : trois tas juxtaposés de vingt-quatre volumes de l’Encyclopédie Universalis et, alignées sur trois niveaux, seize vieilles boîtes de pigment. Derrière les boîtes, à droite de l’entrée, une cagette debout sur de la moustiquaire plastique verte, un tas d’œuvres emballées dans du plastique bulle, couronné de torchons à vaisselle à bandes rouge ou verte, encore enchâssés dans la bande de carton qui les assemblait en lot.

En face de l’entrée, deux étagères. Sur celle de droite : toute une rangée de bombes de peintures, une petite mallette en bois, des boîtes plates, genre boîtes à cigares ; différents produits, colle, vernis, diluant, une boîte de craie, des bobineaux de ficelle. Devant, sur un plateau maculé de peinture, des outils alignés : un niveau jaune, une massette à manche plastique rouge, un jeu de clés plates, un marqueur noir, plusieurs mètres pliants, deux marteaux, une lime à bois, une paire de tenailles, une broche de maçon avec poignée de protection, des ciseaux à bois, des tournevis, un mètre ruban, un morceau de Balatum avec des essais de couleur et, sur une grande feuille perforée, des croquis de partitions de rectangles – sans doute des recherches pour les « cartes à jouer ». Sous les tréteaux, un tapis usé.

À droite de l’étagère, une palette d’aquarelle avec ses godets, suspendue comme un Trophée. À gauche, des Trophées dont l’élément principal est chaque fois un cadre en bois ; des liteaux, aussi. Devant, sur des cartons d’emballage fermés, trois lots de brosses, le poil en l’air, respectivement dans un pot en grès, un petit seau en plastique et une petite cuvette rouge. Au sol, une bombe et des pots de peinture dans une cuvette bleue, des rebuts de toile usagée, quatre flacons de peinture acrylique. Sur un tabouret empaillé, un cutter, un dévidoir et des rouleaux d’adhésif d’emballage.

La seconde étagère contient tout un petit musée kitsch : deux flasques entourées de raphia de couleur, trois souvenirs de bord de mer (assemblages de coquillages avec une peinture de bateau dans une coquille Saint-Jacques, l’un est avec une ancre, un autre avec un marin tenant un sablier), une poupée souvenir dans un cylindre plastique transparent, une petite maquette de maison, en bois, verte et rouge, deux petits nains de jardin, un buste de Beethoven doré. Avec cela, des bocaux étiquetés, une série de boîtes de diapositives, une boîte ronde en bois avec son couvercle, deux mallettes en bois, et puis des cartons, des livres et encore des boîtes empilés…

Une seconde table est recouverte d’une toile écrue. Dessus : des pots de colle, une corde enroulées, une pile de tissus blancs, des nappes à fleurs, un chemin de table à rayure rouge bordeaux, de la dentelle, des billes dans une petite corbeille en rotin, des pots de peinture, deux éléments de boîte de camembert, des rebuts de fourrure acrylique à poil long (du type des Gloires (1996) ou de celle qui sort par les trous des 12/50000 (1998)), des rouleaux d’adhésif rouge et jaune, des couronnes des rois encore à plat, une natte de bambous, des liteaux…

Près de l’entrée : de petits Trophées au mur, dont trois constitués uniquement de joints de bocaux à confiture. Dessous : une pile de cartons en attente, et un morceau de tuyau en caoutchouc. Sur le palier, des rouleaux de dessins et de divers matériaux conservés à la verticale dans une malle en osier, un parapluie, une pile de boîtes de cigares.

La montée d’escalier accueille sur ses murs tout un ensemble de Trophées (2003-…). On y retrouve maints matériaux déjà rencontrés, empilés ici ou là ; des formes découpées dans des cartons, des papiers, des plaques de médium, d’Isorel perforé ou de Plexiglas, des cadres, une couronne des rois, du Balatum, des carrés peints, des boîtes, des torchons à carreaux rouges, des perles de couleur cubiques en bois, une équerre…

Le second étage, non chauffé, présente des travaux plus anciens ; beaucoup sont stockés à plat, dans des étagères profondes, en même temps que des tissus, des boîtes, etc. On comptera aussi plusieurs lots de Filets (2003) accrochés les uns sur les autres, une pile de chapeaux de lampes de chevet (de ceux entrant dans la composition de certains grands Trophées, une pile de revues attachées, deux cartons ondulés peints (1966). À une poutre, sont suspendus deux lustres « modernes » à motif abstrait, des années 1960. Sur un long mur, de grands Trophées combinent le petit entassement habituel avec une grande planche non dégauchie, et un autre objet allongé – outil de jardin, bâton, porte-manteau ou morceau de miroir.

Encore des Trophées sur une portion de mur : ici ils sont volontiers en forme de colliers ou de triangles, et, sur les tiges métalliques ou les ficelles qui en forment la structure, sont enfilées des perles de couleur, en bois, en plastique, rondes ou carrées, ou encore des tampons à récurer, des feuillages et des fruits en plastique, de la fourrure acrylique… Fin de la visite du premier atelier.

3.

Le nouvel atelier au-dessus d’un garage attenant à la maison a été laissé dans un état rudimentaire, avec des murs de panneaux de plâtre, jointoyés mais non peints. Dans la pièce principale, les derniers travaux de l’hiver : une série de près de cent cinquante peintures sur papier, punaisées sur six ou sept rangées, structurées par un même motif, peint directement à main levée, consistant à parcourir la forme la plus simple de la maison – le triangle du toit et le rectangle des murs – avec les diagonales rejoignant les coins opposés, avec pour résultat une partition quasi héraldique (encore un coupé, taillé, tranché) ; disposée autour de cinq peintures plus grandes, sur panneaux de bois, cantonnées de cornières métalliques perforées vertes ou grises, elle sature le plus grand mur. Le motif des peintures encadrées de cornières est labyrinthique, tout de circonvolutions, de segments cassés à angles droit ou en zigzags. Le geste semble provenir d’une autre série dont deux exemplaires encadrent le même mur, et qui se retrouvent en plus grand nombre dans la seconde pièce : les Pliants, assemblages de mètres pliants, d’équerre, de double-décimètres et autres règles métalliques ou en bois, mis bout à bout.

Au fond de la pièce, d’autres peintures de moyen format en appui contre des cartons gris – elles sont sans cornière. Un plateau entièrement occupé : des pinceaux et des brosses fichés le poil en l’air dans deux petits pots de grès et un autre en plastique blanc, neuf cuvettes rondes en plastique (deux vertes, trois blanches, une rouge, deux noires et une bleue) avec des sachets non identifiés, du papier verré, trois pots de colle, une bombe, huit tubes en plastique de peinture acrylique debout sur leur bouchon, un cutter, deux paires de ciseaux, un mètre ruban, un rouleau d’adhésif gris, un lot de gros marqueurs, une cuvette carrée rouge émergeant d’une petite caisse en bois posée sur une pile de dessins et de livres. Au sol : deux piles de livres d’art, qui doivent servir de poids pour quelque collage ; et puis des ronds de bois bleus ou gris, ou divisés selon ces deux couleurs (chaque fois un petit décentré sur un grand), une œuvre en gestation avec les formes négatives de découpe empilées et conservées à ses côtés, pour un usage ultérieur, peut-être. (C’est avec des reliquats semblables que furent composées les Épaves (2003).)

Toutes les œuvres punaisées semblent avoir été réalisées sur un second plateau maculé de peinture, faisant office de table à dessin : un carnet fermé y est en attente, au centre, dans une zone laissée libre. À gauche : une quinzaine de tubes plastique de peinture acrylique, debout sur leur bouchon et dix-neuf brosses posées à plat côte à côte. À droite : une cuvette blanche, un rouleau d’adhésif pour approche, des chiffons usagés.

Un troisième plateau sert également de surface de dépôt. S’y accumulent : un pot de cinq litres d’apprêt blanc, deux bouteilles de fixatif, trois litres de white spirit « désaromatisé », deux litres d’huile de lin (conditionnement plastique), un pot de peinture noire antirouille, un pot de Bondex, un boîte de vernis satiné, un pot de laque, une boîte d’adhésifs à pH neutre, un niveau de maçon jaune, un rouleau d’adhésif transparent, un bobineau de ficelle et un autre de fil de fer, un petit rouleau de joint Téflon ; tout un lot d’outils alignés les uns à côté des autres : deux percerettes, une lime à bois, deux marteaux à manche rouge, une spatule, des lunettes de protection en plastique, cinq tournevis, un jeu de clés à pipe, une clé anglaise à manche rouge, une paire de tenailles, cinq gros clous à charpente rouillés sur une vieille plaque métallique non moins rouillée. Par dessus et au milieu de tout cela, des clous dans trois petites serveuses en plastique transparent, des écrous à ailettes dans une serveuse semblable, un jeu de chevilles rouges dans leur distributeur gris alvéolé. Et surtout, une quantité de blisters et autres sachets plastique avec zip, en provenance de Monsieur Bricolage (une maison qui ignore que l’abréviation de « monsieur » est « M. » et non « Mr », qui signifie « Monseigneur » !), avec encore leur partie cartonnée trouée pour accrochage sur présentoir. Il y a là : des boulons, des clous de tapissier, des rondelles simples, des de serrage, des pitons à œil avec filetage, des agrafes (A3, 8 et 12 mm), des vis à bois à tête fraisée, des à tête ronde, des écrous à ailettes (ø 5 mm), plus tous les sachets enfouis sous les autres… Sous la table, des chiffons sales.

Près de l’entrée, contre un miroir (provenant de l’installation au Carré Sainte-Anne, 2007) des cercles en fer blanc, des pneus de vélo, des jantes, une section de gaine électrique annelée rouge. Au mur : une constellation de dix-neuf petits cercles de Balatum ; un treillis rudimentaire réalisé avec des sections de tuyau plastique (deux rouges, une jaune, une verte, deux bleues) et un tuyau de d’arrosage jaune ; un grand Filet (2003). Plusieurs Trophées consistent en des lignes suspendues : lambeaux de filet plastique de camouflage, cordes avec nœuds ; un Trophée plus grand comporte des fragments de papier peint, deux rectangles de gaze plastique (genre tissu à moustiquaire) et une sorte de voilette. Au-dessus, deux œuvres circulaires : l’une est une vannerie à cercles concentriques de couleurs ; dans l’autre, une fourrure acrylique orange sort en quinconce et par petits paquets des mailles d’un filet agrémenté de neuf petits pompons de couleurs (deux bleus, deux rouges, deux noirs, un vert, deux jaunes), également disposés en quinconce.

Sur une chaise longue cannée, une coupe de tissu gris et un lot de couronnes des rois, conservé à plat. Au sol, encore, un coussin, un rouleau de filet plastique de camouflage vert, des fragments du même matériau blanc et ocre, des filets de pêche teints partiellement en bleu clair, en noir, en violet, en rouge. Par dessus, un fragment de filet de camouflage posé sur un carton ajouré d’une large fenêtre semble hésiter entre la composition volontaire et le statut de simple matériau. À côté, sur un tabouret empaillé, des lambeaux de jeans bleus délavés, des rectangles de moustiquaire plastique blanche, des joints pour bocaux de conserve, des gants de travail (cuir et caoutchouc), des bouts de corde et ficelle.

Un plastique transparent protège le sol de la seconde salle. Y sont entassés plusieurs restes des formes en Balatum, arrondies et entourées d’un tuyau en caoutchouc, remontant à l’époque de Leçons de choses (Berne, 1982). En appui, trois autres piles d’œuvres labyrinthiques à bordures métalliques, deux tamis non encore utilisés, une pile de panneaux recouverts de filets plastique de camouflage d’où émergent du tissu à poil.

Aux murs : neuf Tamis (2005-2011) qui ont perdu leur fond au profit d’un Balatum, en partie recouvert de carré de carton gris dont les diagonales ont été soulignées par divers moyens (laine, ficelle, etc.) ; un accrochage en losange de neuf tambourins avec scènes de corrida ou de flamenco, agrémentés de filets et de pompons rouges et jaunes, ou rouges et orange, tombant en triangle. Quelques Trophées  : un double, en forme d’Attenant (cadre et angle découpé en bois versus forme blanche découpée sur panneau d’Isorel perforé) ; un autre comporte une forme en bois, brochant sur un sac en plastique thermoformé imitant des rosaces de perles ; un autre encore, un cadre, une forme découpée et un porte-manteau métallique vert. Une nouvelle série de petites œuvres murales apparentée aux Trophées, mais sans ficelle de suspension, est réalisée à partir de collages de rectangles formant comme une petite charte de couleurs sur fond rectangulaire, avec par dessus, une brosse usagée ou des sections de cornière ajourée verte ou grise ou les deux ensemble.

Sur le palier, en sortant, sur deux piles de plastique bulle : dans une caissette en peuplier, un lot de mètres pliants ; une couronne de Noël. Derrière : un porte-revues « moderne », des années soixante, avec montant noir et boules rouge et jaune. À côté : un aspirateur bleu, les restes d’une décoration de Noël (sapin plastique et boules rouges), des boîtes à biscuits et de petites corbeilles en rotin.

4.

Lors de mes visites à Aubais, j’ai aussi été attiré par des objets présents dans les différentes pièces de la maison, objet isolés, mais aussi, le plus souvent, groupes, voire petites collections. Ces objets ou collections font écho à ceux que l’on rencontre dans l’atelier. Parfois ce sont les mêmes que l’on retrouve. Objets conservés ou collectionnés dans l’espace privé de la maison et objets participant de l’imput de l’atelier forment un continuum qui va du domaine des arts et traditions populaires à celui des rebuts de la société consumériste.

Mes découvertes se sont faites en plusieurs passages, dont seule la numérotation automatique des photographies numériques pourrait rendre compte. Je n’ai pas tout photographié et me suis attaché aux seuls objets qui me semblaient apporter un éclairage à la pratique artistique. (De plus, je ne suis pas allé dans toutes les pièces.) J’ai ajouté quelques œuvres d’autres artistes, présentes sur les murs, du moins quand elles pouvaient servir à mon propos. De ce « safari », pas vraiment prémédité, il résulte une sorte d’inventaire supplémentaire, reconstitué ici pièce par pièce pour plus de clarté :

Patio. Sous le porche d’entrée : une cheminée dont le manteau est couvert d’empègues[1] ; sur un banc en bois, une racine noueuse qui, dans sa croissance, a enrobé un piquet ; au dos du portail, trois affiches de la fête votive du village ; un jeu de grenouille (ou jeu du tonneau, jeu d’adresse avec plateau, une dizaine de trous – dont la gueule de la grenouille –, palets en bois et cases de réception réparties sur quatre étages).

Bureau. Sur la table : un ensemble de pipes dans une corbeille en vannerie, un tas de pochettes d’allumettes dans une assiette. Sur les étagères, alignées devant les livres : plusieurs séries de jouets mécaniques en métal, des autos, une série de petites quilles anthropomorphes, des pistolets en tôle, des animaux habillés (genre Beatrix Potter) devant une carte d’Europe (pour mur d’école Troisième République). Suspendu à une poutre : un bouquet de gui-l’an-neuf. Aux murs, différentes œuvres d’autres artistes : Claude Caillol, David Wolle, Bernard Piffaretti, Raphaëlle Paupert-Borne, Carlos Kusnir ; à noter : une planche de la série des Artistes en petits soldats de Gérard Collin-Thiébaut (genre imagerie d’Épinal).

Le salon occupe une construction récente, raccord entre deux bâtiments. Une énorme cheminée y trône, dont la dimension a été déterminée par celles de pierres trouvées sur place. Sur le manteau : deux pains de poix de Suède, des gonds en fer forgé, une serpe, deux têtes de piochons. Le bas de la partie horizontale est entouré par une curieuse cantonnière faite d’une juxtaposition de pièces de tissus Jacquard à bandes horizontales, en forme d’écus ibériques. Dans l’âtre, un bouquet de fleurs séchées émerge d’un pare-feu. Calés dans un coin, différents outils en fer : pinces à feu, chenets, gaufrier, poêle à châtaigne, broches-parapluie, etc. Suspendu à une poutre : un autre bouquet de gui-l’an-neuf. Accrochés sous les marches de l’escalier donnant accès aux chambres : des personnages en carton découpé (genre imagerie d’Épinal). Au mur des œuvres d’autres artistes, mais aussi un des premiers Pliages de Saytour : un mouchoir blanc, déplié, avec des plis fortement marqués.

Salle à manger. Sur un bahut, au fond de la salle : un beau diptyque de la série des Noces ; des collections d’œufs décorés – dans un saladier, dans une assiette, dans une corbeille, dans de grands bocaux de verre, dans un présentoir de bistrot ; des pâtissons dans des plats ; des poules de Pâques en papier mâché, décorées ; des poteries vernissées, plats, assiettes, récipients avec couvercle, vases avec ou sans anses ; une couronne de Noël ; une série de gros poids pour balance Roberval. À côté d’une porte : un imposant berceau en bois avec support de moustiquaire en forme de col de cygne. À côté d’une autre : un porte-manteau en fer forgé avec un lot de chapeaux et quelques parapluies. Sur un petit meuble : une collection de petits ours en peluche, en deux lots, l’un en tas, l’autre dans une corbeille en osier (« C’est à ma fille »). Deux éventails-drapeaux en sparterie, manche en bois simple, orné d’un motif triangulaire, l’un avec des bandes rouges, l’autre avec des bandes vertes. Sur une table dotée de deux hauts tiroirs : deux béjouets (ou surjougs, ou soubrejougs) de bois sculpté et peint (sans doute des objets du Gers ou des Pyrénées) ; un groupe de salières et poivrières. Au mur, entre autres : deux œuvres superposées de Patrick Saytour et Claude Viallat, réalisées sur des torchons de vaisselle ; une forme de Viallat peinte en réserve sur une serviette de table avec monogramme brodé « AV ». Sur la table centrale : deux chandeliers, un bouquet de fleurs séchées dans une poterie vernissée posée sur un plat en étain.

Cuisine. Trois dessous de plat fixés au mur les uns en dessous des autres : un en bois, deux en sparterie. Un crochet en fer forgé, fiché dans la voute, avec des crochets de fer y suspendus. Un jeu de cuillères et spatules en bois dans un sac en sparterie, suspendu à une tringle de rideau en bois, en même temps que des gants de cuisine et un torchon. À côté de l’évier : un ensemble de couteaux et brochettes fiché dans une réglette en bois ; des bocaux contenants des pâtes et d’autres aliments. Dans un coin : une pile de corbeilles en osier et sparterie.

Ailleurs. Une cantonnière avec motif floral en entourage de linteau de cheminée – fond et jambes de cheminée en carreaux de faïence. Aux murs, papier peint floral. Des santons sont dans une niche en pierre…

5.

J’arrête là cet inventaire volontairement « épuisant ». J’espère avoir rendu par cette longue description l’ambiance matérielle et colorée des ateliers, mais aussi l’espèce de tournis qui peut saisir le visiteur, propulsé au milieu de tant d’objets, égaré par les échos propagés de pièce en pièce.

Dans le concert des œuvres, des matériaux et des objets rencontrés, ceux de la maison répondent curieusement à ceux des deux ateliers. Les couronnes de Noël, décor dans la maison, deviennent matériau potentiel dans l’atelier. Des deux côtés, collections ou matériaux en attente sont parfois dans des corbeilles. Une même ficelle suspend les personnages découpés d’Épinal, la boule de gui-l’an-neuf et les Trophées. Les partitions de surface sont dans les torchons empilés, le décor des éventails collectionnés et les grands panneaux des Sol/Mur en forme de cartes à jouer. Les formes rondes se rencontrent dans les Tamis, les Filets, les tambourins, mais aussi dans les galettes de vannerie et de sparterie accrochées dans la cuisine. Les filets tombent des tambourins ou des Filets comme les deux écheveaux de fibres végétales accrochées aux poignées des tiroirs de la table ventrue du salon. Collection de billes ou d’œufs de Pâques, ici ; perles et boules de couleurs ornant les filets et les tabourins là…

L’absence de hiatus est aussi entre les objets d’usage (pinceau, mètre, équerre, palette) et ceux qui entrent dans la composition des œuvres Trophées ou autres. Comment ne pas être troublé par la profonde identité qui unit d’une part les plans de travail avec leurs matériels accumulés et leurs séries d’outils, et, d’autre part, l’accumulation des œuvres en piles ou en série au mur ? Même profusion, même univers coloré, mêmes rangements.

Quant au recyclage, il est permanent. L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur de l’atelier, entre l’input du matériau et l’output de l’œuvre, tombe. Toute chute, tout rebut est potentiellement en attente, peut être repris pour entrer dans la composition d’une œuvre nouvelle, les œuvres anciennes elles-mêmes étant un matériau potentiel. On se souvient des séries marquantes de ce geste héroïque inauguré en 1995 : Les Couronnements, les Anniversaires, les Noces, les Célébrations, les Commémorations, les Noubas, les Chroniques, les Monuments, séries dont certaines ont été évoquées ici. Les Balatums de 1982 reviennent en 2010 avec les Sol/Mur. Les reliquats au sol des découpes des cercles colorés, ou celles des Balatums des Sol/Mur, sont les mêmes formes qui se retrouvent dans les Épaves et dans les Trophées… La reprise, du reste, se joue à l’intérieur même de certaines œuvres, comme dans les Attenants.

Il y a chez Patrick Saytour un réel goût pour les objets populaires, sans ironie, allant de la brocante provençale ou occitane, aux rebuts du Tout à 1 €, en passant par le magasin de bricolage. Son art n’est pas de dérision. Comment dire ? Son regard sur la culture populaire est celui d’un connaisseur de l’intérieur. La poterie vernissée, les œufs de Pâques, le gui-l’an-neuf, les couronnes de Noël, les empègues, appartiennent à une société occitane où ces traditions familiales sont encore là. Et peu importe que la couronne de Noël soit faite d’éléments plastiques fichés dans un tore standardisé. Nulle attitude jouant avec le kitsch, du haut de je-ne-sais-quelle distinction. Un regard d’amoureux, plutôt.

Goût pour les objets, mais aussi pour les savoir-faire, lequel commença, on s’en souvient, par le pliage, celui du linge repassé de l’armoire de nos grand-mères, rejoué dès les œuvres de 1967-1968. La découpe des Épaves de 2003, ou celle des Trophées, fait écho à celle des patrons de la couturière, patrons auxquels les Chroniques renvoient de façon explicite. Parmi ces gestes simples, la série récente des plus de cent cinquante « maisons » aux couleurs agressives insiste jusqu’à saturation sur le parcours du cadre rectangulaire en long, en large et en travers, comme c’était déjà le cas dans les Pliages et surtout dans leur reprise, dans les Monuments. L’entreprise de la peinture, étendue à une anthropologie du geste. Une anthropologie observée et rejouée au plus près, en puisant dans le passé familial.

Une certaine mélancolie émane des objets utilisés, des gestes explorés. Mais elle ne renvoie pas seulement à un passé rural, à une culture occitane dominée qui voudrait survivre. En passant des arts et traditions populaires à des sources appartenant davantage à notre présent plastique, et ceci sans discontinuité, Saytour étend cette mélancolie à la société consumériste. Il la détecte en son sein : obsolescence des objets, inscription de la mort dans le présent. La moindre babiole plastique, en raison même de son insignifiance, est un être pour la décharge. Son clinquant même en fait un objet de deuil…

Parmi la nébuleuse Supports/Surfaces, un micro-groupe émerge dès 1974, à Rennes, avec l’exposition Dezeuze, Saytour, Viallat. (Ces artistes du sud étaient déjà ensemble, du reste, lors de la manifestation de l’Été 70.) Plus récemment, plusieurs expositions ont mis en avant ce même trio : Dezeuze, Saytour, Viallat (Luxembourg, 2003), idem (Cologne, 2005), Questions peinture (Reims, 2005), Dezeuze, Saytour, Viallat (Pont du Gard, 2011), les deux dernières diligentées directement par Bernard Ceysson, leur vieux compagnon de route. Ajoutons Robinson ou la force des choses, qui, en 2012 réunissait notre trio à Nice (Ceysson Éditions d’Art, également). Cette dernière manifestation, plus que toute autre auparavant, mettait l’accent sur les pratiques « anthropologiques » de ces artistes et multipliait dans le catalogue les vues d’atelier. Il faut en effet rapprocher les vues que nous avons rapportées de notre triple visite des lieux de travail et de vie de Patrick Saytour, des Objets de cueillette, des Réceptacles ou de la Remise de Daniel Dezeuze, ainsi que de nombreuses œuvres de Claude Viallat, dont son exposition au Pont du Gard, en 2006, donnait une bonne idée. Sans faire l’analyse des matériaux et des gestes en jeux, disons, pour faire vite, qu’un même goût pour les gestes simples, pour des objets renvoyant à des pratiques traditionnelles et populaires, pour une sorte d’anthropologie des savoir-faire, en émane. C’est là leur originalité, que la sempiternelle référence à leur appartenance à Supports/Surfaces, et le commentaire convenu sur la peinture-peinture tend hélas, parfois, quelque peu, à occulter.

Il resterait à déterminer, en prenant au sérieux l’œuvre de Patrick Saytour, et ce que nous avons pu en comprendre en parcourant ses ateliers et sa maison, si le côté « investigation anthropologique » subsume la peinture – qui n’en serait qu’un des aspects –, ou bien s’il n’en est qu’une excroissance curieuse. Chez Saytour, c’est plutôt d’une détermination réciproque qu’il s’agit. N’est-elle pas contenue tout entière dans les Pliages, ce geste inaugural de la fin des années 1960, à la fois déconstruction du support et pratique primitive ouvrant sur toute une anthropologie ? Reste que l’amour de Saytour pour les arts et traditions populaires, son regard attendri pour les bacs de la Foirefouille, ce que l’on pourrait appeler son musée imaginaire (personnel et sentimental), nous entraînent assez loin des petits discours pédagogiques sur la déconstruction, et de façon ô combien joyeuse ! Et je ne trancherai pas pour savoir si Saytour est peintre ou artiste : on s’en fout !

[1] . Cf. mon « Blasons, plis mimétiques et topologiques », in Patrick Saytour : croisé & multiplié, cat. de l’exposition (Carré Saint-Anne, été 2007), Montpellier, Direction de l’action culturelle de la Ville, 2007.