Naissance de Daniel Buren

Préface

(Publié in Daniel Buren & Annick Boisnard, Daniel Buren. Catalogue raisonné, t. I, Peintures 1964-1966, Le Bourget, éd. 11/28/48, 2000, p. 6-22.)

Extrait (début du texte) :

En dépouillant la revue Arts, que Daniel Buren cite quelque part, je tombe sur un dossier de 1964 consacré à la Nouvelle Critique. « Un livre, y est-il écrit, est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. » Michel Foucault, interrogé, remarque que la critique « a une véritable phobie du problème de l’origine qu’elle identifie avec celui de l’origine psychologique ou du point de départ historique. Or, ajoute-t-il, le problème de l’origine concerne l’être et non l’histoire, l’être du langage et non sa genèse psychologique. »*

À une date où Daniel Buren est encore à la recherche d’une issue, ce dossier et la déclaration du philosophe donnent bien l’orientation de sa future attitude en matière de biographie — attitude qu’il partagera avec quelques autres artistes appartenant aux néo-avant-gardes de la fin des années soixante et des années soixante-dix : il faudra, autant que faire se peut, repousser tout discours critique, soit-il autorisé, qui forgerait un sens biographique au détriment du travail propre de la lettre. Quand il fera retour sur ses débuts, en exposant des œuvres antérieures aux manifestations collectives de 1967, puis dans quelques entretiens, ce sera après une période de plus de dix ans, où toute mention des débuts, où toute indication biographique détaillée aura été soigneusement prohibée.

La rituelle liste des expositions, le plus souvent de mise chaque fois qu’un catalogue en offre l’occasion, fait place à une liste des travaux dont la publication est distillée par épisodes. La première, sous le titre Exposition-Position-Proposition, dans le catalogue de la Documenta de Cassel de 1972, est assortie d’une note précisant que seule en est autorisée la reproduction intégrale (afin sans doute d’éviter les versions subjectives où ne figureraient qu’une « sélection »), la seconde, en 1974, dans le catalogue du MOMA, Eight contemporary artists, prend rigoureusement la suite de la précédente, sans la répéter. La classification adoptée rompt avec l’usage : elle assemble « Expositions particulières et présentation indépendantes du travail », c’est-à-dire ajoute aux expositions individuelles des affichages sauvages comme ceux d’avril 1968, la performance dans New York avec les hommes sandwiches ou les envois postaux de la même période.

En 1970, Alors qu’on lui a demandé de répondre à un questionnaire biographique, pour la page qui lui est dévolue dans un catalogue d’exposition collective [i], Buren renvoie par deux fois à son seul travail en refusant les catégories du classement institutionnel, et s’explique sur son propre laconisme volontaire :

« En fait il faut voir des rayures verticales blanches et colorées.
« Qui ne sont que de simples rayures verticales blanches et colorées.
« Qui renvoient à des rayures verticales blanches et colorées.
« Quel que soient leur endroit, leur couleur, leur nombre, leur auteur…
« À propos de la biographie :
« Il ne semble pas nécessaire, ici et maintenant, d’utiliser des références autobiographiques qui ont généralement pour but de distraire de l’œuvre présentée. »
« 1) Daniel Buren
« 2) Boulogne/Seine—France 25.3.38
« 3) 21 rue de Navarin, Paris 9e-France
« 9) Mon propos n’est pas de faire mystère de mon curriculum vitae (4) ni de mes activités artistiques et expositions diverses (5) ni de ma bibliographie (6) ni de mon portrait (7) ou de quelques-uns de mes travaux récents (8), mais étant donné que j’accepte de participer et de venir spécialement pour cette exposition, je ne veux user d’aucuns précédents, d’aucunes références, car :
« 1°—L’attention sera uniquement à prêter à un travail visible dans sa propre évidence dans le contexte même de cette exposition,
« 2°—Ce travail/proposition étant systématiquement répétitif, il sera spécifiquement différent pour cette exposition. […] »

 À ce sujet, sa participation aux catalogues d’exposition conteste activement aussi bien l’usage de l’habituelle biographie que celui de la reproduction des œuvres. En faisant imprimer dans les catalogues de groupe des bandes de dimension canonique de 8,7 cm de large, soit au lieu et place des pages de biographie et d’illustrations habituelles (ex. : tout le fascicule personnel prévu pour être inséré dans le coffret du VIth Guggenheim international), soit ailleurs (ex. : les pages centrales des journaux de Prospect 68 et 69, ou encore la page 3 de la couverture du catalogue de Sonsbeeck 1971), Buren en fait un lieu de manifestation du travail au même titre que d’autres lieux investis par lui. La biographie, quand elle subsiste, a fini par devenir l’imperturbable :

« Daniel Buren :
« Vit et travaille in situ »

Quand des photographies d’œuvres sont reproduites, c’est accompagné de la mention « photo-souvenir », pour bien indiquer la distance qui sépare l’œuvre de sa photographie. Pour mieux accentuer l’écart, il a même, en 1972, pour l’exposition In Another Moment, fait publier une photographie anonyme n’ayant aucun rapport avec son travail. Ailleurs ces photographies-souvenirs sont accompagnées le plus souvent d’un « descriptif du travail ». Aussi, quand des ouvrages rétrospectifs lui sont consacrés [ii], plutôt qu’une liste d’expositions, il fait paraître des listes de travaux, chacun d’eux y étant précisément décrit.

En 1986, encore, il a l’occasion de commenter l’exposition de Jackson Pollock au Musée national d’art moderne, et le catalogue qui l’accompagne. Sa lecture de la biographique veut démontrer implacablement l’inanité, pour l’histoire de l’art, de maints détails recueillis :

« Quand on s’aperçoit dans cette “litanie” qu’on nous indique comme un fait biographique digne d’attention que J. P. rend visite à son frère en janvier 1938, on se demande ce qu’il a bien pu faire d’inavouable de février à la mi-mai de la même année où rien ne semble avoir retenu la sagacité des auteurs de cette biographie. [iii] »

En contrôlant les occurrences de sa biographie professionnelle, Buren en fait peu ou prou une publication autographe, au même titre qu’il assume la présentation de son travail et refuse d’en déléguer la responsabilité à l’organisateur d’exposition. Ces biographies autographes, qui manifestent clairement leur caractère « autorisé [iv] », ont tout naturellement pris place dans les Écrits de l’artiste, rassemblés en 1991, par Jean-Marc Poinsot pour le capcMusée d’art contemporain de Bordeaux…

On pourrait développer encore longuement l’exposé des faits et gestes de Buren en matière de biographie. Plus profondément que de contingentement ou de restriction, il s’est agi pour lui d’une véritable activité de construction du sens, au service de l’œuvre, une activité qui doit être comprise davantage en terme de geste positif que d’interdit. Il importait en effet, au moment où émergeait son travail, alors même que le discours critique était encore largement psychologisant — mais ne l’est-il pas encore, souvent ? —, de couper court aux lectures de la manifestation plastique en termes de contenu expressif. Il a tenu bon et a imposé une lecture de son œuvre conforme à cette volonté. Maître du jeu, il a, à partir de 1982, commencé à distiller par doses homéopathiques des informations biographiques portant sur sa formation et ses débuts professionnels, à l’exclusion de toutes autres touchant à sa vie privée [v] ; parallèlement il a commencé à remontrer des œuvres antérieures à celles de la fin de 1966 (les premières fois, en 1984, à la FIAC, et en 1986, au Nouveau Musée, à Villeurbanne).

On peut mesurer encore aujourd’hui combien, en ce qui concerne sa biographie, le discours critique a peu de chances d’échapper à son caractère de discours autorisé (par l’artiste). Le catalogue raisonné des œuvres établi par Annick Boisnard s’inscrit dans cette logique : il s’agit toujours d’une contribution biographique autorisée (elle est publiée « sous l’autorité de l’artiste ») ; elle s’en tient à l’histoire professionnelle ; elle inclut les « 

[…]

Texte complet : Ch. B., « Préface », in Daniel Buren & Annick Boisnard, Daniel Buren. Catalogue raisonné, t. I, Peintures 1964-1966, Le Bourget, éd. 11/28/48, 2000, p. 6-22.

Notes

Les références abrégées renvoient à la bibliographie générale en fin de catalogue.
Les citations de Daniel Buren, sans référence, proviennent de deux entretiens avec l’auteur (17 septembre, 8 octobre 1999).
On trouvera en outre les abréviations suivantes :
D.B. et M.P. 91 : Daniel Buren, Michel Parmentier, Propos délibérés. Entretiens réalisés par Anne Baldassari, les 11, 23 et 28 janvier 1990, Villeurbanne, Art édition /Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1991
Lawless/Buren 89 : Daniel Buren, « Sauve qui peut, Atelier », entretien de septembre 1989, in Catherine Lawless, Ateliers d’artistes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 207-223.
Ch.B./D.B. 99 : Daniel Buren, entretien avec l’auteur.

[i]. Between Man and Matter, Tokyo 10th International Exhibition, Tokyo, mai 1970, respectivement vol. i et vol. ii.

[ii]. Catherine Francblin, Daniel Buren, Paris, Art Press, 1987. Daniel Buren, photos-souvenirs, Villeurbanne, Art Édition, 1988.

[iii]. « La peinture et son exposition ou la peinture est-elle présentable ? », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 17-18, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p. 168-177.

[iv]. Sur les récits autorisés, constitutifs de l’autobiographie de l’artiste et participant de la construction du sens de l’œuvre, cf. Jean Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Genève, MAMCO/Villeurbanne, Institut d’art contemporain & Art édition, 1999, p. 133 sq.

[v]. Cf. Nuridsany/Buren 82 ; Granath/Mats B/Buren 84 ; Baldassari/Buren 87 ; D.B. et M.P. 91 ; Sans/Buren, 1998.